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Le gamin du PICARDIE parle de son enfance
Enfant de marinier il m'arrive souvent de penser à mes années de scolarité. Lorsque je les évoque en famille, entre enfants, petits enfants ou entre amis, mes interlocuteurs adoptent un air intrigué, parfois même attristé. Je devine leurs pensées : «pauvre enfant», à tel point que je me suis promis d'essayer d'y voir plus clair.
Certes, ce n'est une découverte pour personne, la scolarité a toujours représenté un cas de conscience chez les mariniers. Notre mère n'était pas d'origine batelière. Elle maîtrisait lecture, écriture et calcul. Pour notre père, né en 1900, descendant d'une famille batelière de la vallée de l'Escaut depuis plus d'un siècle, c'était une autre histoire. Je l'ai souvent entendu dire qu'il n'avait totalisé que 18 mois de scolarité, école buissonnière comprise... Gêné durant sa vie d'une carence au niveau de l'écriture, notre père s'était fixé comme objectif de mettre légalement ses enfants à l'école, c'est à dire dès l'âge de six ans, coûte que coûte, tant financièrement que sentimentalement.
Nous étions quatre enfants, nous avons suivi la même règle avec la même rigueur. Dernier né, mon tour vint. En octobre 46, je rejoins ma sœur qui était en pension chez une tante à Cambrai, ville du Nord située dans la vallée de l'Escaut. Puis-je me souvenir de mes pensées d'alors ? Pleurs, frustrations, angoisses, je n'ai pas de souvenirs précis. Sans doute que la présence de ma sœur et le fait de se trouver dans un milieu familial sont venus atténuer une frustration affective. Ce n'était pas à proprement parler un régime de pension mais nous étions parfois plus d'un mois sans voir nos parents.
Lorsque le Picardie approchait de Cambrai par le canal de Saint Quentin, c'était un événement qui nous faisait plaisir, celui de revoir nos parents et de retrouver le court moment d'une fin de journée, le bateau et son mode de vie bien différent. Alors avec empressement nous descendions au canal vers l'écluse de Cantinpré où nous demandions à l'éclusier si le Picardie était annoncé. Nous partions à sa rencontre. Une fois, en fin de journée, nous étions avec les parents d'un copain. Le dîner s'improvisa sur l'herbe à côté du chemin de halage. La nuit tombée, allongés sur le sol, notre père équipé d'une lampe de poche nous fit observer une bande de goujons immobiles sur un fond de sable. Retrouvailles chaleureuses, fugitives puis de nouveau l' habituelle séparation avec sans doute quelques larmes sur les joues de notre mère.
En 1951, changement de décor. Le Picardie abandonne la navigation du Nord pour un trafic régulier entre Rouen, Paris ou Reims. Il n'est plus question de rester à Cambrai et je rentre en avril comme interne au pensionnat Jean Baptiste de la Salle de Rouen. Là je découvre la vraie vie de pensionnaire et de plus je suis le seul fils de marinier dans l'établissement qui compte près de 800 élèves. Je suis considéré comme un cas à part. En début d'année scolaire dans la nouvelle classe, nous devions nous présenter debout, à tour de rôle et décliner nom, prénom, âge, habitation ainsi que le métier des parents. Dans les premiers temps j'éprouvais une certaine gêne quand j'annonçais « marinier ». Quelques chuchotements d'interrogation fusaient autour de moi : « c'est quoi ? Qu'est ce qu'il a dit ? ».
Au pensionnat les sorties des jeudis et dimanches n'étaient pas obligatoires. De plus, pour y prétendre il fallait des résultats scolaires satisfaisants sinon nous étions collés. C'est ainsi que le samedi à midi je voyais la plupart des pensionnaires quitter les lieux sans toutefois que j'éprouve un regret car il y avait la bande de copains, toujours les mêmes, que leurs parents ne venaient pas chercher. Je n'en connaissais pas la raison mais je savais que les miens ne viendraient pas car ils naviguaient. En contrepartie j'allais apprécier le relâchement de la discipline, une ambiance plus chaleureuse avec les copains, davantage de jeux : baby foot, ping-pong, la lecture de certaines BD comme les albums de Tintin et bien d'autres.
Aurai-je eu ces distractions en rejoignant le bateau l'espace d'un court dimanche ? Parfois le Picardie se situait à l'autre bout du port de Rouen, chargeant en transbord sur un navire ou pire encore, bloqué par la crue ou les glaces sur la Seine dans un lieu inaccessible.
Heureusement il y avaient les vacances de Noël, de Pâques et les grandes qui à cette époque duraient 3 mois. Résultats bons ou mauvais, ces sorties étaient obligatoires. Parfois il fallait rejoindre le bateau dans un lieu inconnu et le voyage s'effectuait avec quelque angoisse. Une anecdote reste ancrée dans ma mémoire. Le Picardie revenait de Reims non par sa route habituelle car l'Aisne en crue n'était pas navigable. Il empruntait alors le canal de l'Oise à l'Aisne et je devais descendre à la gare de Anizy et Pinon. C'était une petite station de campagne comme tant d'autres, mal éclairée le soir venu et j'entendais à chaque halte un chef de gare qui bredouillait des mots incompréhensibles qui se perdaient dans les nuages de fumée crachés par la locomotive. Plusieurs fois, je demandai aux voyageurs toujours présents dans le train « encore combien de stations pour Anizy Pinon » ? Quand arrivé au lieu du rendez vous, apercevant mon père sur le quai, j'éprouvai un grand soulagement.
Ces vacances me replongeaient dans le monde batelier avec tout son inconfort, l'exiguïté des logements, le bruit continu du moteur, l' hiver la froidure au ras de l'eau, l'été la chaleur sur la tôle brûlante et le soir les nuées de moustiques. Bien que grandes ces vacances avaient une fin. Quelques jours avant la rentrée ma mère consultait le Chaix, cet annuaire des horaires des chemins de fer de l'Ouest. Je redoutais ce temps de pré rentrée. Adieu paysages sauvages et majestueux de la Seine entre Vernon et les Andelys. Adieu les biefs de canal parcourus à pied jusqu'à la prochaine écluse pour aider à la manœuvre. Adieu ces parties de pêche où le gardon était mordeur. Puis venait le temps de la rupture pour retrouver avec plaisir la veille de la rentrée la bande de copains.
Il faut croire qu'il fallait être programmé à la naissance pour accepter, sans trop de difficulté, cette condition très particulière d'être fils de marinier sur le chemin de l'école. Sans avoir de regrets amers je pense que j'aurais préféré une scolarité plus calme mais par rapport à d'autres enfants de mariniers n'ai-je pas été très favorisé ?Né fin 1940, je repense souvent à mon début de vie passée à bord jusqu'en 1957, date à laquelle mes parents ont débarqué.
Pour les gens " d' à terre " il est difficile d'imaginer certains instants de la vie familiale des mariniers de cette époque. Bien souvent l'enfant naît à bord. Ce fut mon cas, au cours d'un voyage. Ma mère avait une expérience des accouchements car j'étais le quatrième enfant. Sentant l'accouchement très proche, mon père décida d'arrêter le bateau pour le soir à Péruwelz, vallée de l'Escaut, à la frontière belge. Il se mit à la recherche d'une sage-femme qui accepta de bien venir à bord pour pratiquer l'accouchement. C'était une première pour elle, un accouchement dans un bateau. Mon père demanda le prix de la prestation. La sage-femme répondit que son intervention était gratuite selon la législation en Belgique à cette époque.
Mon père lui offrit une bouteille de champagne... en décembre 1940, ça ne se refusait pas. Un tel épisode est difficile à imaginer de nos jours. Le lendemain mon père partit à la Mairie de Péruwelz pour me déclarer. Il y a deux années, de passage dans cette région, je suis allé dans cette même mairie et j'y ai demandé mon acte de naissance. J'ai pensé que mon père avait franchi ce même perron 70 ans auparavant et j'ai appris que j'étais né " en son bateau, stationné au pont du Français"
La première enfance se passe dans l'étroitesse du logement, souvent mal éclairé, surchauffé l'hiver par la cuisinière à charbon et aussi très chaud l'été quand le soleil tape sur le roof et les veules en ferraille. Quand l'enfant grandit, il vient séjourner le plus souvent dans la marquise et découvre alors un univers très changeant selon les activités. Les situations géographiques des lieux lui échappent mais il se rend compte que le bateau est en chargement. Il regarde la marchandise qui arrive dans la cale et le bateau qui, au fur et à mesure du chargement, s'enfonce dans l'eau. Si c'est du blé, il est content car il pourra aller jouer dedans, en machonner dans sa bouche pour en faire une sorte de chewing gum. Si c'est du charbon, c'est moins réjouissant. Quelle sera l'itinéraire pour le lieu de livraison ?
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.Et pour l'histoire du PICARDIE voir :
http://bab.viabloga.com/news/hplm-porteur-picardie
http://bab.viabloga.com/news/les-4-porteurs-hplm-avec-devises-provinciales
merci pour ce début de récit !!! Vivement la suite !!!