Cet article est propose par M. Michel Dhenin
A ma mère qui aime tant son Canal
C’est une carte postale de Douai (Nord) fort banale, que j’ai achetée sur le si riche site de ventes aux enchères Delcampe. Elle a été éditée par un des plus importants éditeurs de cartes postales de France, la maison Lévy Fils & Cie, qui signe ses produits innombrables des lettres LL. Georges Lévy et ses fils Ernest et Lucien étaient installés à Paris, 25 rue Louis le Grand. Cette carte porte un numéro : 42 et la légende « DOUAI.- L’Entrée des Eaux. » La vue, reproduite en phototypie, en noir et blanc, présente cependant un certain intérêt pour l’histoire de la batellerie : elle montre la Scarpe, que l’on appelait souvent le Canal, vue de l’Entrée des Eaux, avec la passerelle métallique qui l’enjambe. Derrière celle-ci, on voit le quai du Petit-Bail, rive gauche, et le quai du Commerce (qui deviendra en 1935 le quai Maréchal Foch), rive droite, avec une péniche amarrée. Plus loin encore, on aperçoit la structure métallique du pont-levis de l’écluse des Augustins. Tout au fond se dressent le massif clocher de la collégiale Saint-Pierre, et tout à droite le svelte beffroi de la cité de Gayant. Les remparts ont été démantelés en 1893 et la dérivation de la Scarpe contournant Douai est exploitée depuis 1895. Seul le trafic concernant Douai même passe encore par l’Entrée des Eaux. Il y a bien sûr de nombreuses cartes postales de Douai, de toutes époques, concernant la batellerie : montrant la Scarpe depuis l’Entrée des Eaux, jusqu’à la Sortie des Eaux, les écluses, les ponts, les quais, les entrepôts, des péniches, parfois en cours de halage, et même une drague ; d’autres représentent le canal de dérivation, jusqu’à Dorignies, avec ses écluses, ses ponts, ses gares d’eau… On en trouvera une sélection dans le chapitre consacré à la Scarpe de l’ouvrage de Geneviève et Albert Ravet Mémoire en images, Douai, Joué-lès-Tours, 1997, p. 47-54.
Cette carte postale porte au recto [au verso disait-on à l’époque] un timbre à 10 centimes du type « semeuse à fond ligné », rose, apparu en 1903 et imprimé jusqu’en 1906, fort banal lui aussi. Par contre l’oblitération est moins courante : c’est un timbre (cachet) « ondulé » de convoyeur ligne, du type créé en 1877. Ces timbres étaient utilisés dans les trains pour oblitérer le courrier reçu aux gares intermédiaires situées sur une même ligne de chemin de fer : le cachet est le même quelle que soit la gare où a été chargé le courrier. Celui-ci est malheureusement mal frappé pour la partie gauche : on lit : L[…]ETHUNE. On n’hésitera guère cependant à restituer : LILLE A BETHUNE. Au centre, on lit la date en trois lignes : 2°| 2 // MAI / [..] ; le millésime est illisible.
C’est le cachet d’arrivée, apposé au verso qui permet de compléter l’information ; c’est un grand cachet rond qui porte : CAMBRAI NORD et au centre : 8 40 / 3 –5 / 06. Cette carte postale a donc voyagé au tout début du mois de mai 1906.
Ce verso est caractéristique des cartes éditées après le 1er mai 1904. Le fond vert-amande est divisé horizontalement et verticalement en trois parties, portant les mentions suivantes : en haut en trois lignes : CARTE POSTALE / Tous les Pays étrangers n’acceptent pas la correspondance au recto / (Se renseigner à la Poste) / et plus bas : à gauche : CORRESPONDANCE, et à droite : ADRESSE. Cette disposition est presque parfaitement respectée par l’expéditeur qui a cependant ajouté quelques mots dans la partie supérieure, donc en dehors de la zone réservée à la « correspondance ».
Mais plus que l’image, le timbre ou le cachet de la poste, ce sont l’adresse et la correspondance qui font l’intérêt de ce modeste document. En voici la transcription et… disons l’interprétation, rendue nécessaire par l’orthographe… un peu particulière de l’expéditeur. Fils d’instituteurs et donc sensible au bon usage de notre langue, je tiens à dire que j’ai du respect pour les efforts de celui qui a écrit ces quelques lignes : il n’a sans doute pas longtemps fréquenté l’école mais il écrit et se fait comprendre, et c’est bien là l’essentiel. A cette époque comment communiquer autrement… D’ailleurs les SMS de notre temps ne sont souvent pas d’une plus grande correction !
Transcription : |
Interprétation : |
Chere camarade, |
Cher camarade, |
je ré pan a ta carte |
je réponds à ta carte |
pour te dire quisi |
Pour te dire qu’ici |
sé toujour la mème |
c’est toujours la même |
situ à sion an ne sé |
situation ; on ne sait |
on core rien de nouvau |
encore rien de nouveau. |
tu me fera sa voire ton |
Tu me feras savoir ton |
dé par de cambrai. bien |
départ de Cambrai. Bien |
le bon jour a odile in |
le bonjour à Odile ain- |
si quaté paron. je termine |
si qu’à tes parents. Je termine |
on a ton don de te revoire |
en attendant de te revoir |
ton copin Marcel |
Ton copain Marcel |
Dans la zone supérieure : |
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Bien le bon jour |
Bien le bonjour |
de touts |
de tous |
Adresse : |
Adresse : |
Monsieur |
Monsieur |
lé clusier De |
l’éclusier de |
continpre, [Par (rayé d’une croix avec mention : Nule)] à |
Cantimpré, [Par (rayé d’une croix avec mention : Nul)] à |
cambrai (Nord) |
Cambrai (Nord) |
Pour re maitré à arsène |
Pour remettre à Arsène |
Roussel, batau |
Roussel, bateau |
Arsene |
Arsène |
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Cette carte est donc adressée à l’éclusier de l’écluse de Cantimpré à Cambrai ; il existe plusieurs cartes postales de cette époque montrant cette écluse ; on les trouvera sur internet à ces adresses :
biendansmaville.hautetfort.com/album/hier/cantimpre.html
projetbabel.org/fluvial/rica_escaut-riviere.htm
Mais l’éclusier ne joue qu’un rôle de « boîte aux lettres », de « poste restante » : il doit remettre cette carte à son véritable destinataire : un dénommé Arsène Roussel, naviguant sur un bateau appelé comme lui « Arsène ». Ce service rendu de tous temps par les éclusiers et très apprécié des bateliers est bien mis en évidence par cette carte. Probablement d’ailleurs l’éclusier n’aura pas à attendre le passage de l’« Arsène » : ce bateau doit être au port de Cantimpré, puisque l’expéditeur Marcel (qui n’a hélas pas mis son nom de famille sur cette carte) demande à son camarade et copain Arsène Roussel de l’avertir de son départ de Cambrai. Il y a aussi des cartes postales du port de Cantimpré (voir les sites cités plus haut).
Manifestement Arsène Roussel navigue avec Odile (sa sœur plus probablement que son épouse) et ses parents, qui ont donné le nom de leur fils au bateau familial (le contraire serait plus surprenant) : Marcel leur « passe le bonjour » à tous. Quant à Marcel, lui aussi doit être avec ses parents : c’est ce que montrent les quelques mots ajoutés hors de la zone de correspondance : « Bien le bonjour de tous » ; les deux familles se connaissent bien. Sans doute Marcel et Arsène sont tous deux jeunes (l’emploi des mots « camarade » et « copain » suffit à le montrer), et tous deux fils de mariniers : et quand Marcel écrit qu’il est toujours dans « la même situation », sans « rien de nouveau », il faut probablement comprendre : sans affrètement.
On peut même situer avec une grande vraisemblance l’endroit d’où Marcel envoie cette carte postale à son ami Arsène. C’est une carte de Douai, probablement achetée à Douai, bien sûr ; mais elle n’a pas été expédiée de Douai : cette carte a été oblitérée dans le train Lille-Béthune, et Béthune est à l’opposé de Cambrai par rapport à Douai ! Cette carte a été chargée dans le train Lille-Béthune à une des gares de cette ligne ; la voie ferrée n’est jamais très éloignée de la voie d’eau : canal de la Haute-Deule ou canal d’Aire à La Bassée. Et l’importance de la toute récente gare d’eau de La Bassée, ouverte en 1902, la désigne comme le lieu idéal pour attendre un affrètement. On connaît également des cartes postales de cette époque montrant la gare d’eau et le canal à La Bassée ainsi que l’écluse de Cuinchy : voir les sites
projetbabel.org/fluvial/rica_aire-canal et
http://www.la-bassee59.fr/
Certaines de ces cartes postales montrent que le nombre des bateaux dans la gare d’eau de La Bassée pouvait être très considérable.
Marcel a donc posté en mai 1906 à La Bassée une carte achetée à Douai, choisie avec soin pour son sujet qui concerne sa vie de jeune batelier, pour donner des nouvelles à son ami Arsène à Cambrai et lui en demander.
Que sont devenus Marcel et Arsène ? Le nom de famille de Marcel nous est inconnu : aucun espoir de découvrir quoi que ce soit. Le nom de Roussel est commun, le prénom Arsène est plutôt rare maintenant, mais il était courant à l’époque : en 1904 un certain Maurice Leblanc met au monde (je sais, c’est rare qu’un homme…) un Arsène qui deviendra le plus célèbre de tous. Notre Arsène Roussel ne fut pas le seul à porter ces nom et prénom. On peut retrouver grâce à internet 23 Arsène Roussel sur généalogie.orange.fr. Un de ses homonymes était propriétaire à Grand-Bourg de Marie-Galante en 1822, et un autre, architecte à Troyes en 1871. Notre Arsène ne peut évidemment être ni l’un ni l’autre.
Nous sommes en 1906… huit ans avant la Grande Guerre : une triste recherche s’impose : huit Arsène Roussel sont morts à la guerre de 1914-1918, en comptant un Charles Arsène Marius et un Gaston Arsène (voir le site memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr).
Un autre Arsène Roussel, combattant de 14-18, plus chanceux, fut prisonnier au camp de Quedlimburg. J’ai espéré un moment que ce soit lui. Mais cet Arsène là était né à Hauville dans l’Eure (renseignement aimablement communiqué par Mlle Davye Cesbron ; voir le site consacré à l’histoire de ce camp : camp-dequedlinburg.fr). Et la batellerie à l’époque était quand même très régionale.
Enfin un Arsène Roussel, capitaine (de marine, sans doute) a fait des dons au musée de Dieppe, dont une monnaie du Canada de 1903 (voir le site musees-haute-normandie.fr). Pour des raisons toutes personnelles au numismate que je fus, j’eus aimé que le camarade de Marcel fût ce capitaine (au long-cours ?) numismate. Ce n’est malheureusement pas le cas.
Hélas, le copain de Marcel est bien un des Arsène Roussel morts au champ d’honneur. Deux d’entre eux étaient nés dans le Nord : Gaston Arsène, à Comines et Arsène Charles, à Annoeullin. Gaston Arsène Roussel était plus certainement un Gaston Roussel qu’un Arsène Roussel. Restait donc Arsène Charles Roussel.
Le site « mémoire des hommes » indiquait une date de naissance : 1883, manifestement erronée : la fiche originale du ministère de la défense permettait déjà de corriger : il y est indiqué qu’Arsène Charles était de la classe 1905 ; c’est donc bien en 1885, le 18 mars, qu’il est né à Annoeullin, … qui n’est qu’à quelques kilomètres de La Bassée. Nous avons demandé de faire procéder à cette correction qui fut effective dans les heures qui suivirent ! Félicitations au responsable du site.
Arsène Charles Roussel, soldat de 2e classe au 358e régiment d’Infanterie, a été « tué à l’ennemi » le 22 mars 1915 « à la ferme de Chamois près Pexonne (Meurthe-et-Moselle) ». Il existe des cartes postales de Pexonne dont certaines montrent les dommages causés par la guerre.
Il se trouve qu’Annoeullin a bénéficié d’un remarquable travail de généalogiste mis en ligne sur le site : nicole.deker.free.fr. Une fiche concerne Roussel Arsène Charles, né à Annoeullin le 18 mars 1885. Son père est Charles Roussel (~ décembre 1855->1885), et sa mère Amélie Rosalie Castre (~ mai 1860- ?), mariés vers 1882. Les témoins de la déclaration de naissance d’Arsène Charles sont Auguste Hondriz et François Coquelle. La fiche porte la oh combien précieuse précision qu’Arsène Charles est né « sur le bateau en station sur la Haute Deule ». C’est donc sur l’actuelle commune de Don, créée en 1948, qu’est né Arsène Charles Roussel : on connaît des cartes postales montrant le canal à Don-Sainghin (voir les sites metiers.free.fr, notrefamille.com) ; sur l’une d’elles, de 1906, l’oblitération est d’ailleurs celle du convoyeur ligne de Lille à Béthune !
La fiche généalogique de son père, qui a donc transmis à Arsène son propre prénom Charles comme second prénom, et qui a baptisé son bateau du prénom de son fils, précise qu’il était « batelier de Guines ». La fiche d’Auguste Hondriz le dit batelier de Bergues et celle de François Coquelle dit qu’il était batelier de Béthune. Ces détails nous permettent d’être assuré que c’est bien là le futur camarade de Marcel. Notre modeste carte postale permet de compléter les fiches généalogiques des parents d’Arsène, qui étaient donc toujours en vie en 1906, et très probablement d’ajouter une Odile à la famille. A cette époque-là dans la batellerie, les enfants naissaient tous au même endroit … mais rarement sur la même commune : sur le bateau.
Et cette fiche généalogique nous apprend aussi qu’Arsène Charles Roussel se mariera à Dunkerque le 17 juin 1911 avec Léa Marie Fichaux, née vers 1885. Si Marcel était témoin du mariage de son copain, on pourrait peut-être retrouver son nom de famille sur le registre des mariages de Dunkerque.
Malheureusement la Grande Guerre et la mort viendront trop vite bouleverser ces existences… On aura une idée des souffrances endurées par Arsène Charles Roussel lors de ses derniers jours en lisant sur le site chtimiste.com/carnets/pistre le journal de guerre d’Alfred Pistre, soldat puis caporal au 121e Territorial, 252e puis 358e régiment d’Infanterie, donc tout proche compagnon d’armes et de misères d’Arsène Charles Roussel. Ce journal est malheureusement lacunaire du carnet couvrant justement la période du 11 au 28 mars 1915, mais on sait qu’il y a eu une attaque française le 22 mars et Alfred Pistre écrit le 29 mars : « Vers 3 heures ½ du soir quelques hommes s’avancent pour tâcher de rapporter quelques corps des nôtres restés là quelques jours avant. Ils sont reçus par une grêle de balles et doivent abandonner leur mission ».
Mme Derumaux, la personne qui m’a vendu cette carte, la tenait de famille : un lien avec Arsène Roussel pourrait éventuellement être retrouvé par les noms Vandenboosche, Adriaens, ou Ballet. Je la remercie ainsi que tous ceux qui m’ont aidé dans cette enquête : M. J.-F. Baquet, Mlle Davye Cesbron, Mme Nicole Deker, Mme Françoise Depoorter, présidente du C.E.G.D., ainsi que M. Nicolas Stubbé pour m’avoir accepté « à bord ».
Michel Dhénin , né à Douai, près du pont d’Ocre et du Canal
Bravo pour cet article à M. Michel Dhenin.
C'est très intéressant de suivre le cheminement, de découvrir (presque) tout d'une personne à partir d'un prénom et d'une oblitération sur une carte de plus de cent ans d'âge... Le mystère d'une vieille carte et la magie d'Internet...