Il est heureusement peu fréquent d'enregistrer le naufrage d'une péniche. Il est encore plus rare d'en voir une sombrer dans un canal souterrain. C'est pourtant ce qui est arrivé ces jours deniers dans le tunnel du canal de Saint-Quentin, tunnel rendu célèbre par les combats qui s'y déroulèrent durant la guerre 14- 18.
Construit durant le règne de Napoléon et sur son ordre, l'ouvrage s'étend sur 5km670. Vingt-troisième d'un train de trente-deux bateaux, la péniche RICAMARIE (de l'HPLM, chargée de minerai) avait, ce mardi 16 mars 1948, déjà franchi la plus grande partie du parcours, lorsque vers 22 h 15, elle marqua brusquement une dangereuse inclinaison. M. Henri Demazière, le marinier, courut vers l'avant mais l'eau avait déjà envahi le pont. Tout effort était inutile. Dès lors, celui-ci ne pensa plus qu'à sauver sa femme et ses deux enfants qui se trouvaient dans la cabine arrière.
<< Ce furent des minutes d'épouvante, me dira plus tard Madame Demazière. Il fallut faire vite, car l'eau envahissait le bateau avec une rapidité folle. Mon mari nous fit sauter sur le chemin d'accès du canal et nous nous réfugiâmes sur le bateau suivant. Nos cris se répercutaient sous cette voûte immense où ils s'amplifiaient étrangement. Les longs appels lugubres des sirènes, lancés par les voisins qui voulaient faire stopper le convoi, s'y mêlaient. Mon fils, qui tentait de sauver quelques vêtements, dut évacuer la cabine où l'eau montait rapidement. Puis, dans un grand remous, la péniche s'engloutit. Il avait suffi d'un quart d'heure pour qu'elle disparaisse.
<< C'est terrible, ajouta-t-elle. C'est la troisième fois que cela nous arrive. Trois fois que nous perdons tout, et maintenant j'ai peur. Je voudrais ne plus jamais m'embarquer. Je n'oserai plus dormir sur mon bateau.
Madame Demazière sest réfugiée avec ses deux enfants sur la péniche de son beau-frère qui attend,
à l'entrée du tunnel, avec une quinzaine d'autres bateaux, que le canal soit rendu libre à la navigation.
On se représente facilement la scène lorsqu'on se trouve devant le trou noir que forme l'entrée du tunnel, dans lequel il nous a fallu accomplir une marche de près d'un kilomètre, sur une étroite corniche chichement éclairée, pour rejoindre les équipes spécialisées travaillant au renflouement du bateau.
Promenade désagréable, durant laquelle nous ne lâchâmes guère la main courante humide et rouillée qui nous écorchait les doigts, inconvénient que nous préférions à celui d'un bain dans l'eau glacée qui luisait à nos pieds.
Je ne m'avisai d'ailleurs pas d'en vérifier la température, et quand je dis glacée, je ne m'en rapporte qu'au témoignage du scaphandrier qui, lui, était bien obligé d'y descendre.
L'aide de deux scaphandriers, travaillant à tour de rôle, a été nécessaire pour mener à bien
ce travail gigantesque. En voici un se mettant à l'eau, chargé des 75kg de son équipement.
Chacun de ses souliers pèse 11kg et, en plus du casque et des divers accessoires,
il porte sur le dos et sur la poitrine deux poids pesant ensemble 44kg.
A demi immergé, l'homme procède à la mise en place des planches.
La température est glaciale dans l'eau d'un canal souterrain et le scaphandrier, pourtant chaudement emmitouflé
de lainages, est heureux de se réconforter après les plongées. Le voici discutant avec M. Demazière, le marinier sinistré.
C'est un travail gigantesque que de relever une péniche coulée et j'ai admiré la longue patience et l'agilité de ces spécialistes venus de Saint-Denis.
Le lendemain de l'accident, six spécialistes de Paris arrivaient et commençaient les opérations
de sauvetage, sous la direction de M. Laforge, ingénieur TPE. Elles devaient durer quatre jours.
Le bateau étant complètement immergé sous plus d'un mètre d'eau, il s'agissait de surélever les bords à l'aide d'un coffrage fixé le long du bordage, l'étanchéité étant assurée à l'aide de bâches recouvrant la nouvelle construction. L'avarie initiale étant réparée, on peut alors pomper les quelques 500 m3 d'eau contenus dans le bâtiment qui, dès lors, flotte de nouveau.
C'est un travail délicat qui consiste à construire au-dessus du bateau un bâti de bois sur lequel viendront se fixer
les planches qui serviront à en réhausser les bords. C'est ce qu'on appelle chemiser la péniche. L'étanchéité de
la construction est assurée au moyen de bâches dont on entoure complétement le bordage. Une fois le travail achevé,
on mettra en action les deux puissantes pompes qui ont été installées aux deux extrémités et la péniche
se relévera au fur et à mesure que seront évacués les 500m3 d'eau qu'elle contient.
Après l'échec d'une première tentative, l'opération réussit dimanche midi (dimanche 21 mars 1948?).
Après plusieurs jours et plusieurs nuits d'efforts, l'opération fut menée à bien et la RICAMARIE pût être remorquée hors du tunnel, tandis que le ménage de mariniers contemplait, navré, son logement bouleversé, et que les péniches bloquées reprenaient leur lent et long voyage interrompu.
André BELLENGÉ,
magazine Nord-France n°14 du 3 avril 1948
Waou !
Magnifique...
Merci ^^